Inconnu, déroutant, préoccupant, l’inconscient continue de stimuler la curiosité. À quoi sert-il ? Comment nous influence-t-il ? Pourquoi son existence est-elle régulièrement remise en question ? Réponses à quelques questions… et à de nombreuses idées reçues.
Aujourd’hui, l’idée d’un inconscient en nous n’étonne plus personne… Si nous perdons, deux jours de suite, les clés de la maison, nous pensons : « c’est un acte manqué », sous-entendu un message de l’inconscient. Après un cauchemar, nous demandons à nos amis : « Selon toi, que signifie mon rêve ? Que je veux inconsciemment échouer à mon examen ? » Lorsqu’un proche accumule les échecs amoureux, nous lui suggérons que, peut-être, il refuse inconsciemment de s’engager. Mais savons-nous véritablement de quoi il s’agit lorsque nous invoquons cette entité ?
Nous avons tendance à la concevoir comme une divinité obscure dont le seul but est de nous rendre malades ou malheureux. Ou, à l’inverse, en divinité magnanime qu’il suffit de gagner les faveurs pour réussir sa vie. Ou encore nous lui attribuons une volonté, un objectif, comme s’il était une personne à part entière… autant d’interprétations, autant d’erreurs.
Selon l’expression de Freud, l’inconscient est une « autre scène », cachée aux regards, où se joue notre existence. Il est l’endroit du refoulement des pulsions, de nos souvenirs, des désirs qui nous stressent où nous embarrassent. Sans en être conscients, nous pouvons être motivés par une culpabilité qui nous conduit à nous autopunir en échouant dans notre vie amoureuse ou sociale, parce que, par exemple, nous avons intériorisé et interprété certaines injonctions ou désirs parentaux.
L’inconscient nous confronte à une vérité troublante : des émotions, des fantasmes, des idées méconnues peuvent influencer notre vie plus que notre volonté. À une époque qui privilégie le quantifiable et le rationnel, cette idée est largement critiquée. Il y a quelques mois, le philosophe Michel Onfray a dédié des centaines de pages à des attaques virulentes contre ce qui ne serait qu’une manifestation de la névrose de Freud, une idée fallacieuse surgie dans l’esprit d’un imposteur.
L’inconscient est aussi fortement critiqué par des thérapeutes qui le considèrent obsolète, et de nombreuses méthodes psychothérapeutiques prétendent l’éviter. Que savons-nous précisément de cette réalité intérieure qui aurait un impact sur nos vies ?
L’inconscient, une vieille histoire ?
L’intuition d’un savoir intérieur caché n’est pas nouvelle. Au IVe siècle, les rabbins, auteurs du Talmud, l’un des textes majeurs du judaïsme, avaient déjà compris que nos rêves nous parlent de nos aspirations secrètes et de nos désirs inavouables. Chez les philosophes, au XVIIIe siècle, Spinoza regrettait que les véritables causes de nos actions nous soient presque toujours dissimulées. Leibniz, dans ses « Nouveaux essais sur l’entendement humain » (Flammarion), proposait l’idée de « petites perceptions inconscientes » influençant notre pensée. Toutefois, pour la philosophie, qui idéalise la conscience et la rationalité, l’inconscient ne contient aucun savoir pertinent : c’est un lieu de carence, de confusion qu’il faut éliminer.
Le terme émerge formellement un siècle plus tard. D’après le philosophe Schelling, l’inconscient est un élan vital qui lie les profondeurs de l’esprit à la nature. Schopenhauer, dans Le Monde comme volonté et comme représentation (Gallimard), conçoit des forces inconscientes régissant simultanément les hommes et l’univers. Nietzsche, quant à lui, perçoit une intuition d’un soi invisible – « maître plus puissant que le moi » – qui est le guide à suivre, car le conscient constitue un « état personnel imparfait ».
À la fin du siècle, les médecins s’approprient ce domaine en traitant les malades mentaux par l’hypnose. En 1889, lors d’un voyage à Nancy, Freud observe son collègue Hippolyte Bernheim traiter ses patients névrosés avec cette méthode. Ces expériences lui font comprendre qu’une autre dimension de lui-même coexiste avec la personnalité consciente. Pour nommer ce dernier, le psychologue Pierre Janet crée le terme « subconscient » en 1889 dans son livre L’Automatisme Psychologique (L’Harmattan). Cependant, comme tous les psychologues de son époque, il croyait que cette partie inconsciente représentait un état pathologique, indiquant une dissociation psychique, une névrose grave. Aucun d’eux, à l’exception de Freud, ne comprend que nous avons tous un inconscient.
Une invention freudienne ?
Freud innove en concevant un inconscient qui parle, se déchiffre et guérit, un inconscient peuplé de désirs sexuels, agressifs, mégalomanes, inavouables, de pulsions de vie et de mort, et qui obéit à des lois internes. Il nous offre en réalité une perspective révolutionnaire de l’âme humaine. Toutes les méthodes actuelles d’exploration du psychisme lui sont redevables, souligne le neuropsychiatre Boris Cyrulnik dans son livre « De chair et d’âme » (Odile Jacob). « Cette notion doit beaucoup à Carl Gustav Carus, professeur de zoologie à l’Université de Vienne, qui, en 1850, écrit un livre – non traduit – intitulé Das Unbewusste (« L’Inconscient »), dans lequel il soutient que les animaux savent sans savoir qu’ils savent. » quelques années plus tard, Eduard von Hartmann rédige sa Philosophie de l’inconscient (l’Harmattan). Mais sans Freud, ces intuitions auraient demeuré fragmentaires et dispersées.
Ami ou ennemi ?
L’inconscient ne nous veut ni bien ni mal. Nous en avons un, car notre moi refuse de laisser entrer dans la sphère consciente tout élément qui pourrait nous blesser, nous effrayer, nous donner une trop mauvaise image de nous-mêmes ou de ceux que nous aimons. Imaginons qu’une personne menaçante veuille pénétrer chez nous. Nous allons la congédier et installer des verrous pour assurer notre protection. Naturellement, elle ne sera pas d’accord et insistera pour indiquer sa présence. C’est ce qui arrive avec les pensées et les désirs refoulés dans l’inconscient. Ils ne sont jamais assez réduits au silence pour être oubliés. Et ils exploitent les faiblesses de la conscience – un instant de fatigue, le sommeil… – pour se manifester sous forme de rêves, de lapsus, d’actes manqués. Ils apparaissent lorsque nous nous y attendons le moins.
Plutôt que d’envoyer un sms à notre partenaire actuel, nous l’expédions à notre ex dont nous n’arrivons pas à nous détacher de la mémoire. Nous perdons l’adresse d’un rendez-vous professionnel dont dépend notre avenir financier, mais qui ne satisfait pas notre créativité. Autant de rappels à l’ordre de nos véritables désirs. La perception que l’inconscient représente un danger, une menace, n’est rien d’autre que l’inquiétude du moi conscient qui se rend compte qu’il ne peut pas tout maîtriser.
Inné ou acquis ?
Pour les psychanalystes se réclamant de Freud, nous ne naissons pas avec un inconscient. Très tôt, les expériences agréables ou désagréables laissent des traces mnésiques dans le cerveau. Mais l’inconscient émerge seulement avec l’apprentissage du langage. Et les premiers désirs réprimés sont associés aux impulsions incestueuses œdipiennes auxquelles nous devons renoncer pour mûrir. C’est pourquoi il est difficile pour certains d’accéder à une vie amoureuse satisfaisante : ils n’arrivent pas à se détacher de leurs premiers amours pour leurs parents, tout en pensant avoir tourné la page depuis des années. C’est également pour cette raison que nous sélectionnons souvent, inconsciemment, des partenaires ressemblant à nos parents. Car, ce qui est refoulé dans l’inconscient y persiste indéfiniment, il « ne connaît ni le temps ni la contradiction », selon Freud.
À l’inverse, pour Jung (dans Psychologie de l’inconscient – LGF, « Le Livre de Poche »), disciple puis adversaire de Freud, il est présent dès notre naissance. Et à côté de l’inconscient individuel, se trouve, d’après lui, un inconscient collectif qui nous connecte à nos ancêtres ou aux héros des grands mythes fondateurs de la civilisation. D’un point de vue jungien, une pomme dans un rêve se réfère au mythe du jardin d’Éden. Lorsque nous rêvons d’un avion en difficulté, nous devons garder à l’esprit le mythe d’Icare, ce héros grec qui tombe pour avoir volé trop près du soleil et ignoré les conseils avisés de son père. Une manière de dire que tous les êtres humains partagent les mêmes rêves, les mêmes attentes et les mêmes difficultés pour atteindre leurs objectifs.
Un dialogue amoureux ?
Les inconscients communiquent, c’est certain. Sur le canapé évidemment, entre le patient et le thérapeute. Mais pas seulement. Pour Jung, « ce sont les relations humaines. » « Vous ne pouvez pas être avec une personne sans être totalement influencé par elle. »
En amour, le phénomène est plus significatif qu’ailleurs : « la réalité de l’inconscient dépasse la fiction », affirme le psychanalyste Jacques-Alain Miller. Vous n’imaginez pas à quel point, dans la vie humaine et particulièrement dans l’amour, tout repose sur des futilités, des têtes d’épingle, des « détails divins ».
Le psychanalyste Yves Depelsenaire, auteur « Un musée imaginaire lacanien (Lettre volée) », mentionne à propos de la rencontre amoureuse : « Ce qui est décisif, c’est l’écho que nous découvrirons dans l’autre de notre propre symptôme, notre propre exil intérieur. » un certain je-ne-sais-quoi qui entre en résonance avec notre inconscient.
Un autre imaginaire ?
L’imaginaire est le chemin privilégié vers l’inconscient. Dans une perspective psychanalytique, l’imaginaire n’est ni trompeur ni faux, ce terme désigne tout ce qui se présente sous forme d’images : les rêves nocturnes, les rêveries diurnes, les fantasmes et les mythes, ces éléments collectifs dont, selon Jung, nos âmes ont besoin pour se nourrir spirituellement.
Et n’oublions pas que, selon les psys, les fictions possèdent également une valeur de vérité : les petites histoires que nous nous inventons, les pensées errantes qui nous suivent tout au long de la journée, les scénarios que nous élaborons transmettent nos désirs inconscients et des aspects cachés de notre personnalité. Même s’ils peuvent sembler absurdes, ils servent à nous reconnecter avec l’enfant que nous étions. « L’image est une force active, il est légitime de la faire agir », écrivait le psychanalyste Charles Beaudoin (in De l’instinct à l’esprit – Imago). Des techniques comme l’hypnose, le rêve éveillé, la visualisation ou les tests projectifs reposent précisément sur son pouvoir créateur.
Le refuge de notre mauvaise foi ?
« Je ne crois pas en l’existence de l’inconscient », affirme le philosophe Robert Misrahi. Nous demeurons constamment conscients, attentifs à notre propre être. L’inconscient est simplement le nom que nous attribuons à nos obscurités, complicités, passivités et ignorances. (dans savoir vivre, manuel à l’usage des désespérés, entretiens avec Hélène Fresnel – Encre Marine). Pour de nombreux penseurs, notamment Jean-Paul Sartre, l’idée d’un inconscient n’est qu’un prétexte pour se déresponsabiliser en tant qu’être humain. C’est l’abri de la mauvaise foi et de la lâcheté : « Je ne savais pas ce que je faisais, ce n’est pas moi, c’est mon inconscient. »
En réalité, Freud nous incite à rendre l’inconscient aussi conscient que possible. Pour son successeur, le psychanalyste Jacques Lacan, nous en sommes responsables. Nous devons en rendre compte, ce qui implique de reconnaître et d’affronter nos pensées et fantasmes inavoués, même si cela nous coûte sur le plan moral. C’est précisément l’objectif de la cure analytique.
Une zone dans notre cerveau ?
« Les progrès des neurosciences, les sciences du cerveau, confirment les intuitions de freud sur la réalité de l’inconscient », affirme Boris Cyrulnik. Et les théories analytiques aident les neurobiologistes à mieux comprendre ce qu’ils observent. Loin d’enterrer Freud, de nombreux neurobiologistes comme Jean-Pol Tassin, ou des neurologues comme Lionel Naccache, auteur du Nouvel Inconscient (Odile Jacob), valident ses hypothèses depuis plusieurs décennies.
Il n’y a pas, à proprement parler, de siège central de l’inconscient. Mais trois zones cérébrales sont impliquées dans les processus inconscients : les structures limbiques (domicile des émotions et de la sensibilité affective), les zones associatives du cortex où se forgent les liens entre les idées, les mots et les choses, et les aires sensorielles.
Le développement de la neuropsychologie facilite également une meilleure compréhension des raisons pour lesquelles nos conflits psychiques se manifestent si souvent par des maladies psychosomatiques et des douleurs physiques. En effet, le cerveau interprète les mots de la même manière que les sensations physiques. Une insulte est perçue de manière similaire à une gifle. Cette analogie illustre pourquoi, à la suite d’un choc, au lieu d’éprouver du malheur ou de l’anxiété, nous pouvons ressentir une certaine sérénité… tout en commençant étrangement à souffrir de dorsalgies, de migraines ou de douleurs abdominales.